70 ans des CE :
construire l’avenir en connaissant le passé



 
Depuis que sont nés les CE, par ordonnance du 22 février 1945, le monde économique a évolué. Le cadre juridique des  CE aussi, sous l’effet de la pratique et de l’évolution des besoins de représentation des salariés.
 
Un petit détour historique permettra d’emblée de jeter un doute sur la pertinence septuagénaire de l’évènement en 2015.
 

69 ou 70 ans, on n’est pas à une année près…


Les accords de Matignon, signés sous le Front populaire dans la nuit du 7 au 8 juin 1936, ont institué l’existence des délégués du personnel dans toutes les entreprises de plus de 10 salariés. Cette mesure fut arrachée (avec d’autres comme les congés payés) à la faveur de la déferlante de grèves qui paralysèrent alors la France, confluant en une grève générale. Il n’en fallut pas moins pour que le patronat d’alors rendît les armes, après avoir prédit pendant des décennies la ruine de l’économie « si on payait des gens à organiser la pagaille » – comme s’écria élégamment un représentant patronal aux négociations de Matignon.

Ce pas en avant restait cependant limité à une représentation individuelle de salariés. Laquelle fut rapidement balayée sous l’occupation par la Charte du Travail de Pétain et la mise en place de prétendus « comités sociaux », désignés à leur guise par des employeurs engagés pour beaucoup dans les affaires de la collaboration (à quelques très honorables exceptions près).

La guerre, la résistance et la Libération furent l’occasion d’un grand tournant avec l’instauration des comités d’entreprise en tant que représentation collective des salariés dans leurs entreprises. En fait de tournant, il y en eut en réalité plusieurs.

Le Programme national de la résistance, adopté par le CNR en mars 1944, réclamait « la participation des travailleurs à la direction de l’économie ». Cette idée (de « participation », pas de direction) suscita déjà de vifs débats au sein du CNR. Mais elle sera plus tard retranscrite dans l’article 8 du préambule de la constitution de 1946 : « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ». Dans l‘intervalle les CE connurent une naissance difficile.

Alexandre Parodi, haut fonctionnaire résistant et premier ministre du Travail et de la Sécurité sociale, proposa en novembre 1944 un texte cantonnant les CE à un rôle économique, essentiellement consultatif, à la grande déception des représentants syndicaux. Le débat est porté devant l’Assemblée consultative provisoire en décembre 1944. Le projet est alors modifié pour y inclure des attributions économiques et des droits nouveaux. Mais le texte est ensuite encore modifié par le gouvernement provisoire présidé par de Gaulle pour en retirer la plupart des modifications introduites par l’Assemblée et même certaines des dispositions originelles, vivement combattues par les représentants patronaux.
L’ordonnance du 22 février 1945 fut mal accueillie par les syndicats, avec un débat houleux provoquant le départ du général de Gaulle de la séance de  l’Assemblée consultative en mars 1945. En 2015, 70 ans se seront écoulés depuis la promulgation de cette ordonnance contestée. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

En octobre 1945 ont lieu les élections à l’Assemblée constituante. Une majorité en sort qui forme un nouveau gouvernement dont de Gaulle est le chef et où siège Ambroise Croizat, ancien secrétaire de la CGT, au Travail. Les mesures écartées par le gouvernement provisoire dans son ordonnance de février 1945 sont réintroduites dans le projet déposé à l’Assemblée constituante en février 1946, un mois après la démission du général de Gaulle de la présidence du gouvernement. Il est discuté et finalement adopté à l’unanimité en mai 1946. Le patronat a eu beau s’indigner et mener une campagne soutenue contre ce qu’il osait présenter comme « un sabotage de la reconstruction nationale », les principales dispositions de la loi de 1946 ont dessiné les contours des CE tels qu’on les connaît encore aujourd’hui : seuil de 50 salariés (aujourd’hui remis en cause par le MEDEF et F. REBSAMEN) pour la mise en place de l’instance représentative ; obligation de consultation en matière de gestion et de marche de l’entreprise ; communication obligatoire des documents remis aux actionnaires ; assistance possible d’un cabinet d’expertise comptable rémunéré par l’entreprise ; 20 heures de délégation pour les élus.

La loi de mai 1946 est le véritable acte de naissance des CE. En 2015, ce sera son 69e anniversaire. Parallèlement, tant cette histoire est globale, Mai 68 débouchera dans ce domaine sur la reconnaissance juridique de la section syndicale d’entreprise. Le 28 octobre 1982 – il y a 33 ans – la loi Auroux (du nom du premier ministre du Travail de la présidence Mitterrand) viendra compléter le dispositif, en étendant les prérogatives des CE « aux décisions relatives à la gestion et à l’évolution économique et financière de l’entreprise, à l’organisation du travail, à la formation professionnelle et aux techniques de production ». L’expertise comptable à laquelle peut recourir le CE ne se limite plus à l’examen des comptes mais englobe la situation globale de l’entreprise. Le droit à l’information sociale est élargi, comme les possibilités de formation des élus.

Dans le sillage de la loi Auroux, les CHSCT qui n’étaient à l’origine qu’une commission sécurité du CE, se voient reconnaître le statut d’une instance représentative en tant que telle par la loi de décembre 1982. Elle sera complétée en décembre 1991 par une extension du périmètre de compétence du CHSCT aux conditions de travail en général et une reconnaissance du droit à l’expertise. Il est donc justifié d’en parler à l’occasion de ce 70e (ou 69e) anniversaire de la formation de véritables instances représentatives du personnel dans les entreprises et de leurs droits. Car cette existence et ces droits sont aujourd’hui contestés.
 

Existence et droits du CE : une question pour aujourd’hui


Ce rappel historique montre bien que l’existence et les droits des représentations de salariés sont tributaires du contexte et des rapports de forces dans la société. Le parcours est jalonné de grandes dates au 20e siècle : grèves de 1936, guerre et libération, Mai 68, élection de la gauche en 1981. Au 21e c’est la mondialisation et la crise économique et financière qui en forment l’arrière-fond.
L’internationalisation des grandes firmes, de leur organisation et de leurs centres de décision ont eu pour effet de souvent priver les représentations du personnel d’interlocuteurs pertinents face à leurs questions ou leurs demandes.  Les dirigeants de ces groupes parcourent la planète, qui est désormais leur périmètre ; sur le terrain ou même le territoire national, la gestion courante ou les anticipations stratégiques relèvent d’une politique mondialisée, opposée aux représentants des salariés comme un impératif sur lequel les managers locaux n’ont pas prise et qu’ils ne font que mettre en musique. Pour les PME et a fortiori les très petites entreprises le paysage est à peu près le même, tant elles sont dépendantes de leurs clients ou fournisseurs de ces grandes firmes.

Délocalisations, fermetures de sites, restructurations, licenciements sont maintenant le pain quotidien des comités d’entreprise ou de groupe – avec le sentiment frustrant et décourageant de n’avoir aucune barre sur tout cela. Et les rapports de forces très dégradés ne semblent dessiner aucune issue visible pour le moment.

Le patronat a toujours essayé de reprendre d’une main ce qu’il avait été obligé de lâcher de l’autre. Il a toujours considéré que l’organisation collective des salariés, leurs syndicats, leurs instances représentatives (les CE ou les CHSCT) étaient une entrave au déploiement de ses décisions et de sa stratégie. Il n’a donc de cesse de vouloir limiter les prérogatives conquises dans les périodes moins fastes pour lui. Aujourd’hui à la faveur de la crise et des politiques d’austérité déployées, il pense que le moment est venu pour enfoncer des coins dans la réglementation en vigueur.

Ce fut en partie fait à la faveur de l’accord national interprofessionnel (ANI) et de la loi sur la sécurisation de l’emploi (LSE) qui l’a concrétisé, malgré quelques avancées pour les salariés. Les discussions en cours dans le cadre de la conférence sociale sont une nouvelle étape. Les projets du Medef sont sans ambigüité sur ce plan, tout comme les cris d’orfraies poussés par les patrons de PME (regroupés dans la CGPME) ou ceux des sociétés artisanales de l’UPA, à l’idée même que les employés des entreprises de moins de 10 salariés pourraient se voir enfin reconnus des droits et établies des représentations, fussent-elles limitées. Leur volonté est commune : rogner les pouvoirs du CE, cantonner le CHSCT à une commission « technique », bref faire rouler tout ça en arrière pour dégager la route à une restauration accélérée des profits que la crise fragilise.
 

Et demain ?  Défendre et développer


Pareille offensive devrait appeler une riposte massive et unitaire des confédérations et fédérations syndicales, surtout en cette année de célébration de l’instauration de ces droits pour les salariés. Il faut l’espérer. Mais la crise de crédibilité, d’orientation, voire de direction qui traverse les centrales en réduit malheureusement l’éventualité, à moins que les évènements récents n’apportent du carburant à la remobilisation collective. Celle-ci est nécessaire, non seulement pour défendre ce qui est aujourd’hui remis en cause par le patronat, mais pour consolider et étendre ces droits à la hauteur des enjeux de la période.

Le rôle du CE a longtemps été vu (et l’est encore) à travers sa gestion des œuvres sociales et culturelles – l’arbre de Noël ! Il est légitimement apprécié des salariés à ce titre. Mais sa fonction première, reconnue par la loi jusqu’à nouvel ordre, est d’intervenir sur toutes les questions liées à la gestion et à la marche de l’entreprise, pour y défendre les intérêts collectifs des salariés. Et la loi le dote des moyens, là aussi jusqu’à nouvel ordre, d’appuyer ses interventions sur des travaux d’expertise (financés par l’entreprise) qui lui donnent des outils d’aide à la décision. La LSE vient même de lui reconnaître un droit d’information et d’intervention dans le domaine de la stratégie, considéré jusqu’alors comme la chasse gardée des dirigeants. Cette stratégie, on le sait bien, prend sa source à l’international, au moins en Europe, et se déploie dans une dimension bien plus large que nationale. La coordination, au minimum européenne, des représentations salariales s’impose face à cette réalité. Cela commence, mais trop peu. Et puis dans les domaines connus du suivi économique, financier, stratégique et social de l’entreprise ou du groupe, pour lesquels le CE dispose de droits et moyens, beaucoup reste à faire aussi. Ces droits et moyens s’usent si on ne s’en sert pas. On ne s’en sert pas assez pour connaître, suivre, débattre et anticiper.

La crise actuelle a contribué logiquement à déplacer le centre de gravité des préoccupations des élus vers un diagnostic et un pronostic sur le présent et le futur de l’entreprise. Mais faire un bon diagnostic suppose des connaissances et une expérience, et un bon pronostic un débat serré et ajusté sur les priorités avec la direction, les militants Sud Solidaires bénéficient d’une formation sur toutes les attributions des CE. La crise est loin d’être finie ; tous ces besoins se feront de plus en plus pressants.

Le CE, dans ce contexte et avec son histoire très honorable, est un bien commun des salariés à protéger et à faire prospérer.



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